56.

Carroll était tout juste réveillé et à peine opérationnel. Un cadre de vie familier émergea peu à peu… Des livres sur le dessus de la cheminée… Une peinture à l’huile de son père exécutée par Mary Katherine accrochée à un mur. Et puis il y avait des enfants. Des tas d’enfants.

Ils l’observaient d’un œil soupçonneux, attendant qu’il parle, qu’il prononce une des ses phrases désinvoltes et renversantes. Carroll but lentement un café qui venait d’être fait dans une grande tasse « Retour du Jedi » ébréchée. Sunrise Semester passait à la télé, son coupé. L’image horizontale tressautait paresseusement, attirant le regard.

Le clan Carroll était réuni pour un rare conciliabule de famille. Le menu se composait de café, de chocolat chaud et de pains perdus surgelés réchauffés au grille-pain automatique, une recette qui avait beaucoup fait pour la réputation d’Arch Carroll.

— Mmff… Mmff… Lizzie mmff… Lizzie a été une vraie salope, papa, réussit à articuler Mickey Kevin, entre deux énormes bougées d’une tartine sirupeuse. Dès que t’as été parti.

Sa bouche s’ouvrit en claquant, formant un cercle poisseux et à moitié rieur.

— Je crois t’avoir déjà dit ce que je pense de ce genre de langage…

— Mmff, mmff. Mais tu parles comme ça, toi.

— Ouais, peut-être que mon père à moi ne m’a pas suffisamment botté le derrière quand j’étais petit. Je ne vais sûrement pas faire la même erreur que lui, tu me suis ?

— En plus, j’ai même pas été une salope ! protesta soudain Lizzie, en lui lançant un regard furieux au-dessus des reliefs ramollis de son assiette.

— Lizzie ! Tu vas pas t’y mettre aussi ? Surveille ton langage 0u je vais te chauffer les oreilles.

Un sourire angélique illumina le visage de la petite fille.

— Tu vas me chauffer les oreilles, Papa ? Est-ce que tu sais mieux les faire chauffer que les pains perdus ? Parce qu’y son encore drôlement congelés…

Les quatre enfants se mirent à glousser. Clancy et Mary riaient tellement qu’ils faillirent tomber de leurs chaises. Mickey Kevin lui, chavira bel et bien de son siège, telle une petite marionnette de fête foraine ivre.

Carroll finit par capituler. Il lâcha un sourire endormi et fit un clin d’œil à Mary K., qui l’avait laissé prendre en charge le petit déjeune ce matin-là.

Il avait commencé à leur raconter son voyage quasi tragique en Europe. Il s’était efforcé d’être, dans la mesure du possible, un bon papa pour ses quatre enfants… Il se rappelait confusément que soi père faisait pareil, jadis, leur relatant le dimanche matin des anecdotes édulcorées du commissariat du 91e District, dans ce même coin-repas.

Il en arrivait à la partie la plus délicate.

Qu’est-ce que tu risques ? Allez, lance-toi.

Il prit un air dégagé…

— Là-bas en Europe, je travaillais avec quelqu’un… qui faisait partie des équipes de policiers spécialisés dans les finances. Les meilleurs. Nous avons travaillé ensemble, à Londres et ensuite à Belfast. Elle a failli se faire tuer là-bas, en fait. En Irlande. Elle s’appelle Caitlin. Caitlin Dillon.

Silence. Grand froid chez les Carroll.

Continue. Ne t’arrête pas maintenant.

— J’aimerais bien que vous fassiez sa connaissance, un de ces quatre. Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat, vous savez. Elle est originaire, euh… elle vient de l’Ohio. Elle est assez drôle, en fait. Très gentille. Pour une fille. Ah ! Ah !

Silence de mort.

Finalement, Lizzie laissa échapper sa réponse, d’une petite voix étouffée :

— Non merci.

Les yeux de Carroll passèrent lentement, très lentement, d’un petit visage à l’autre.

Mickey, qui avait l’air tout doux et vulnérable dans son pyjama à fines rayures et ses chaussons-chaussettes, était au bord des larmes.

Clancy, affublé d’un peignoir trop grand pour lui qui le faisait ressembler à E. T. dans la scène où l’extraterrestre se soûle à la bière, gardait le silence. Il tenait son petit corps droit, dans un effort conscient pour se dominer.

Ils étaient fâchés – et blessés. Ils avaient parfaitement compris ce dont il retournait.

— Hé, allez ! Détendez-vous, d’accord ? J’ai juste discuté avec une femme avec laquelle il se trouve que j’ai travaillé. Nous avons seulement discuté. Bonjour, bla-bla-bla, au revoir.

Aucun d’eux ne voulait lui répondre. De fait, ils ne voulaient même pas le regarder. Il s’en voulait terriblement ; il se sentait si médiocre, si nul, tout à coup.

Attendez, ça fait trois ans.

Je me flétris à l’intérieur. Je dépéris.

— Allez, les enfants, finit par dire Mary Katherine, volant à son secours. Ne soyez pas injustes avec votre père, hein ? Il a quand même le droit d’avoir des amis lui aussi, non ?

Silence.

Nan, il a pas le droit.

Il a pas le droit d’être ami avec des filles.

Lizzie fondit en larmes. Elle tenta d’étouffer ses halètements et de refouler ses sanglots en portant ses deux petites mains devant sa bouche.

Ils se mirent tous à pleurer, à l’exception de Mickey Kevin, qui fixait maintenant son père d’un œil assassin.

Carroll n’avait pas vécu pire moment avec eux depuis la nuit où Nora était morte, dans un service aseptisé et austère du New York Hospital. Sa poitrine commençait également à se soulever, à présent. Il avait l’impression qu’on lui coupait brutalement et cruellement le cœur en deux.

Ils n’étaient pas prêts à accepter quelqu’un d’autre – et peut-être que lui-même ne l’était pas non plus.

Ils détestaient déjà Caitlin. Ils n’allaient pas lui laisser sa chance. Point final. Fin d’une discussion à peine esquissée.

Vendredi Noir
titlepage.xhtml
vendredi noir_split_000.htm
vendredi noir_split_001.htm
vendredi noir_split_002.htm
vendredi noir_split_003.htm
vendredi noir_split_004.htm
vendredi noir_split_005.htm
vendredi noir_split_006.htm
vendredi noir_split_007.htm
vendredi noir_split_008.htm
vendredi noir_split_009.htm
vendredi noir_split_010.htm
vendredi noir_split_011.htm
vendredi noir_split_012.htm
vendredi noir_split_013.htm
vendredi noir_split_014.htm
vendredi noir_split_015.htm
vendredi noir_split_016.htm
vendredi noir_split_017.htm
vendredi noir_split_018.htm
vendredi noir_split_019.htm
vendredi noir_split_020.htm
vendredi noir_split_021.htm
vendredi noir_split_022.htm
vendredi noir_split_023.htm
vendredi noir_split_024.htm
vendredi noir_split_025.htm
vendredi noir_split_026.htm
vendredi noir_split_027.htm
vendredi noir_split_028.htm
vendredi noir_split_029.htm
vendredi noir_split_030.htm
vendredi noir_split_031.htm
vendredi noir_split_032.htm
vendredi noir_split_033.htm
vendredi noir_split_034.htm
vendredi noir_split_035.htm
vendredi noir_split_036.htm
vendredi noir_split_037.htm
vendredi noir_split_038.htm
vendredi noir_split_039.htm
vendredi noir_split_040.htm
vendredi noir_split_041.htm
vendredi noir_split_042.htm
vendredi noir_split_043.htm
vendredi noir_split_044.htm
vendredi noir_split_045.htm
vendredi noir_split_046.htm
vendredi noir_split_047.htm
vendredi noir_split_048.htm
vendredi noir_split_049.htm
vendredi noir_split_050.htm
vendredi noir_split_051.htm
vendredi noir_split_052.htm
vendredi noir_split_053.htm
vendredi noir_split_054.htm
vendredi noir_split_055.htm
vendredi noir_split_056.htm
vendredi noir_split_057.htm
vendredi noir_split_058.htm
vendredi noir_split_059.htm
vendredi noir_split_060.htm
vendredi noir_split_061.htm
vendredi noir_split_062.htm
vendredi noir_split_063.htm
vendredi noir_split_064.htm
vendredi noir_split_065.htm
vendredi noir_split_066.htm
vendredi noir_split_067.htm
vendredi noir_split_068.htm
vendredi noir_split_069.htm
vendredi noir_split_070.htm
vendredi noir_split_071.htm
vendredi noir_split_072.htm
vendredi noir_split_073.htm
vendredi noir_split_074.htm
vendredi noir_split_075.htm
vendredi noir_split_076.htm
vendredi noir_split_077.htm
vendredi noir_split_078.htm
vendredi noir_split_079.htm
vendredi noir_split_080.htm
vendredi noir_split_081.htm
vendredi noir_split_082.htm
vendredi noir_split_083.htm
vendredi noir_split_084.htm
vendredi noir_split_085.htm
vendredi noir_split_086.htm
vendredi noir_split_087.htm
vendredi noir_split_088.htm
vendredi noir_split_089.htm
vendredi noir_split_090.htm
vendredi noir_split_091.htm
vendredi noir_split_092.htm
vendredi noir_split_093.htm
vendredi noir_split_094.htm
vendredi noir_split_095.htm
vendredi noir_split_096.htm
vendredi noir_split_097.htm
vendredi noir_split_098.htm
vendredi noir_split_099.htm
vendredi noir_split_100.htm
vendredi noir_split_101.htm
vendredi noir_split_102.htm
vendredi noir_split_103.htm
vendredi noir_split_104.htm
vendredi noir_split_105.htm
vendredi noir_split_106.htm
vendredi noir_split_107.htm
vendredi noir_split_108.htm
vendredi noir_split_109.htm
vendredi noir_split_110.htm